Ce texte a été publié en premier par le webzine acadien Astheure.com le 26 février 2020. Il découle d’une présentation donnée à l’Université de Moncton, campus de Moncton, le 19 février 2020.
Je suis d’avis que s’il y avait un mouvement féministe au Canada, on le verrait. Il y aurait des réactions spontanées de ras-le-bol individuel et collectif, devant l’immobilité des grands dossiers féministes, la négligence institutionnelle de l’avancement féministe, et devant les niveaux de pauvreté et d’inégalités entre les sexes mais aussi entre les femmes.
Quand je dis qu’il n’y a plus de mouvement, ce n’est pas un constat d’échec, ni un appel aux armes, ni de la nostalgie. Je ne reproche et ne blâme personne – d’ailleurs, comment des personnes ou des groupes sociaux pourraient-ils être responsables de l’existence ou de la disparition d’un mouvement social? Un tel mouvement ne dépend pas d’une volonté. Il s’agit plutôt d’un phénomène sociétal, conjoncturel. Les mouvements ont des cycles.
S’il fallait blâmer, je parlerais des gouvernements néolibéraux, qui se sont désintéressés des choses sociales pour s’occuper de «l’économie», définie, dans une réduction absurde, comme les entrepreneurs, voire les profits des entrepreneurs.
Quand je dis qu’il n’y a plus de mouvement, je fais un constat – une analyse de terrain – afin de mieux militer dans cette nouvelle conjoncture. Le militantisme est toujours possible, qu’on ait l’avantage d’un mouvement social ou non, mais il faudra travailler différemment, modifier nos stratégies d’attaque, tempérer nos objectifs, et cerner les types de changements qu’on peut toujours espérer obtenir.
Le mouvement féministe a encore toute sa raison d’être. S’il n’est plus là, ou presque plus, ça ne veut pas dire que les femmes ont atteint l’égalité – allez voir les statistiques, rappelez-vous l’envergure des changements souhaités par le mouvement féministe.
Il n’y a peut-être pas de mouvement féministe, mais il y a certainement des femmes féministes partout. Il demeure certainement des organismes féministes.
Au Nouveau-Brunswick francophone, il y a le Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick (RFNB) qui travaille sur des dossiers féministes avec une perspective féministe. Il n’y en n’a pas de même du côté anglophone et autochtone. S’il y avait un mouvement féministe, il y en aurait comme RFNB ici et ailleurs.
Il y a également le Conseil des femmes, agence aviseur du gouvernement provincial. Et il y a un groupe de femmes autochtones, et des groupes travaillant sur des dossiers spécifiques, dont la Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick mais la plupart livrent surtout des services, par exemple aux victimes de violence masculine (femmes battues, femmes violées). Il y a aussi des groupes encourageant les femmes à se lancer par exemple en politique ou un autre métier non traditionnel. Et il demeure des groupes de socialisation ou d’entraide, dont des cercles des Dames d’Acadie.
Et il y a des soulèvements autour de questions féministes, et des campagnes menées par des groupes féministes et des revendications qui aboutissent.
Mais un mouvement social? Je n’en vois plus.
Un mouvement social, pour moi, c’est une réaction irrépressible d’un groupe à sa situation, au statu quo. Une coalescence d’un groupe de la société autour de la nécessité d’un changement radical.
Un mouvement ne revendique pas nécessairement une solution spécifique, mais plutôt un changement de statut, voire une transformation sociale.
Dans le cas du mouvement féministe, il s’agissait d’une force qui affrontait directement, et de façon soutenue, les structures économiques, culturelles et politiques soutenant la hiérarchisation des sexes et les rapports de domination.
Parce que c’était une mouvance de la base, il y avait des actions spontanées, variées, de tous bords. Et parce que ce qui était voulu est une transformation structurelle, on misait sur la conscientisation des femmes et du public en même temps qu’on revendiquait des changements spécifiques.
Un bouillonnement, une effervescence comme ça, je ne le vois plus depuis longtemps. Même pas de force incontournable dans les dossiers qui touchent la majorité des femmes – les garderies, le sexisme, la violence, la protection sociale.
De plus en plus, pour le public et les médias, les «questions de femmes» se limitent à l’avortement, le phénomène #MoiAussi, peut-être les services de garde, peut-être les questions LGBT, à l’occasion le nombre de femmes en politique ou en affaires. C’est bien loin de l’envergure des changements nécessaires pour l’égalité, de ce que revendiquait le mouvement.
Pour montrer à quel point la complexité disparaît, de nos jours «femmes et politique» représente tout au plus le nombre de femmes parmi les candidats et les élus. Le public et les médias surveillent ces taux comme si beaucoup en dépendait, alors qu’il est démontré que dans le contexte politique actuel, le taux de représentation féminine a un effet minime sur les femmes et sur la politique. Pourtant, le mouvement féministe prévoyait que le domaine politique avait un rôle important à jouer dans les changements voulus par le mouvement, dans la responsabilisation des institutions envers les femmes, y compris les gouvernements, les partis politiques et les systèmes électoraux. De ça, on ne parle plus. La lutte féministe n’a jamais été qu’une lutte pour permettre à quelques femmes d’entrer dans l’arène politique. C’est une lutte pour radorcer le monde.
Également, de plus en plus, pour le public, les médias et les féministes, les journées, semaines et mois spéciaux consacrés aux questions féministes, choisis par le mouvement pour leur charge radicale – la Journée internationale des femmes, les journées/semaines/mois de la prévention de la violence, le mois de l’Histoire des femmes, la Journée Affaire Personne – sont devenus rituels, stériles, avec presque pas de «charge transformatrice». Ils sont devenus des messes et non pas des événements saisissants, controversants.
Depuis plus d’une quinzaine d’années, le gouvernement fédéral émet un communiqué avant le 8 mars du genre «Voici le thème retenu pour la Journée internationale de la femme». Incroyable mais vrai. Même Stephen Harper a osé, tout en démantelant Condition féminine Canada. Et il y a des groupes de femmes qui attendent de connaître le thème béni par le gouvernement avant d’organiser leur activité. Y a-t-il plus infantilisant et transparent qu’un gouvernement qui prétend décider du thème d’une journée de revendication pour l’égalité? C’est quoi ce délire? Être féministe, c’est ne pas se faire dire quoi penser ou célébrer ou revendiquer. C’est dire le changement qu’il nous faut.
Avec les gouvernements qui proposent le thème, sans peur de ridicule, sans peur de réaction d’un mouvement, c’est pas demain que le thème sera «À bas le patriarcat» ou «Fuck le système».
De la même façon, de plus en plus, le public, les médias célèbrent avec obsession la première ou la seule femme à obtenir, à siéger, à diriger, à être élue au sein d’un organisme, d’un gouvernement, d’un parti, d’une firme. Qui se soucie si elle ne fait qu’accéder à une structure oppressive? Qui s’inquiète de la situation des femmes dans l’organisme, le gouvernement, le parti ou la firme? Quelqu’une a exprimé ça de façon amusante récemment : «On s’intéresse à celles qui brisent le plafond de verre, jamais à celles qui doivent ramasser les débris de verre». Avec un même zèle, on célèbre et investit dans les femmes entrepreneures comme on ne fait pas dans l’autre 91 pourcent des catégories d’emploi des femmes. Qui demande pourquoi?
Nous devons absolument célébrer lorsqu’une femme réussit, mais le mouvement féministe se voulait pas une agence de placement, un emploi pour chaque femme. Où sont les efforts collectifs pour modifier les modèles économiques, de travail, de famille?
S’il y avait un mouvement féministe, il saisirait le moment créé par le phénomène médiatique #MoiAussi. Il prendrait le relais et ferait que personne – médias, célébrités, gros parleurs – ne prétende que #MoiAussi «a tout changé». Puisque rien n’a encore changé dans le dossier du harcèlement sexuel : ni les lois, ni les statistiques, ni les commissions moribondes qui gèrent les plaintes, ni l’information publique.
L’absence de mouvement féministe est visible également dans le fait que ce qui est dit féministe peut être du n’importe quoi. Tout mouvement de revendication rencontre une résistance qui cherche à le dénaturer, à le rendre inoffensif. C’est normal. Mais où est la riposte féministe à ce galvaudage?
Depuis quelque temps, des personnes, des institutions se disent féministe tout en n’appuyant pas des positions progressistes. S’il y avait un mouvement, ces manigances seraient démasquées. Certaines qui représentent une position anti-choix, ou rétrograde, ou xénophobe, ou anti-progrès social, tout en se disant féministe, diront que c’est là leur choix comme femme, «et qu’après tout, le féminisme a existé pour donner aux femmes tous les choix».
Ben, euh, non. Le féminisme dit que «le personnel est politique». Les choix sont politiques itou. Le féminisme appelait aux changements des structures économiques et politiques pour tenir compte de la réalité de la vie de chacune, et mettre fin aux rapports de pouvoir qui oppriment les femmes comme groupe.
Ça n’a jamais été une lutte pour ton plaisir du choix.
Bien sûr, les femmes devraient avoir tous les choix qu’ont les hommes. Mais si tu choisis de participer à une structure oppressive, ce n’est pas un geste féministe. Les choix sont politiques. Si tout est un choix, qu’est-ce qu’on fait avec la persistance des inégalités entre femmes et hommes, et des contraintes dans les «choix» des femmes, surtout celles qui ne sont pas blanches, ou bourgeoises, ou éduquées?
Personne n’a à se déclarer «féministe». Le but du mouvement féministe n’était pas de vendre des cartes de membre. On ne se dit pas féministe. On agit féministe.
Réduire le mouvement à une question de liberté de choix, c’est réduire les revendications féministes à une question individuelle et non à une question sociétale. Le féminisme est une lutte collective.
En parlant de faire du n’importe quoi, un récent gouvernement du Nouveau-Brunswick s’est mis à se vanter d’être féministe! Il annonçait qu’avant de prendre toute décision, il faisait une analyse inclusive selon le genre! Chaque option à l’étude serait analysée pour son impact potentiel sur l’égalité entre les genres! Sauf que. L’analyse ne serait pas réalisée par une entité indépendante, les documents ne seraient pas rendus publics. Aucune façon de savoir quel avis a été retenu ou rejeté par le gouvernement. Par exemple, si l’analyse concluait que l’option étudiée nuirait à l’égalité, comment savoir si le gouvernement a choisi ou rejeté cette option? Après son adoption supposée de l’analyse inclusive selon le genre, personne n’a pu déceler que les actions du gouvernement étaient devenues plus féministes. Le gouvernement a radoté sa rengaine deux ans durant sans problème. Du gros n’importe quoi.
Le premier dossier qui m’a fait penser, «Oh oh, le mouvement défaille, on perd l’objectif de vue», était celui de la violence masculine. Dans les années 1970 et 1980, lorsqu’on parlait de femmes battues, c’était un geste politique. Ça dérangeait! Certains ne croyaient pas que ça existait, d’autres pensaient qu’on «brisait les familles», tous semblaient être rendu inconfortables par la discussion publique de ce crime privé, et les hommes se sentaient visés.